Avec la participation des classes de CP-CE1 de l’école Cézanne et CE1, CP, CM1 de l’école Pasteur d’Embrun

Depuis 2015, le centre d’art contemporain accueille des artistes pour intervenir auprès d’élèves des écoles primaires d’Embrun. Cette année, ce sont Angélique Aubrit et Ludovic Beillard qui animent ces ateliers et en restituent les échanges à travers une exposition à la fois personnelle et collaborative.

Le sort des Labourgue sonne comme le titre d’un feuilleton, d’une saga où la famille constitue un clan. Les intrigues, les secrets, les jalousies s’immiscent partout, dans les maisons, entre les maisons, les cours respectives, et au-delà encore, les rues, les places publiques, aucune barrière ne parvient à les contenir. Discrètement, depuis les fenêtres, on les observe, les autres, ceux que l’on connait bien, parfois très bien sans toutefois en savoir assez. Désir d’en dire, d’en voir et d’en entendre toujours plus. Tout se raconte, on tisse de bouche en bouche des vérités qui n’en sont pas.

Ces mères, ces frères, ces soeurs, ces cousins, ces voisines se fréquentent suffisamment pour savoir que l’autre demeure un.e étranger.e. On habite là, un peu ensemble, chacun.e chez soi. Leur sort est scellé dans cet univers clos qu’iels ont construit avec leurs mots et leurs pensées. Des mots qui empruntent parfois une voie magique, c’est le pouvoir même de la sorcellerie dont l’ethnologue Jeanne Favret-Saada a étudié les pratiques dans le bocage mayennais. Dans son livre Les mots, la mort, les sorts, l’autrice affirme : « La sorcellerie, c’est de la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information. C’est une parole qui noue et dénoue le sort, et quiconque se met en position de la dire est redoutable.1». Seul.es les membres du clan, de ce monde dans le monde, celles et ceux qui ont été « pris.es », qui ont déjà été confronté.es au sort, peuvent percevoir et reconnaitre le pouvoir véritable de ces mots-là.

Les autres ne peuvent pas comprendre. Il faut se mettre à la place pour espérer accéder à une forme de connaissance, même parcellaire et temporaire. Angélique Aubrit et Ludovic Beillard proposent, à travers leurs performances et expositions, d’explorer les conditions et les cheminements de ces possibles rencontres avec celles et ceux qui ne sont pas nous. Depuis 2021 qu’iels collaborent, iels inventent une géographie des relations, là où elles se réalisent aussi bien qu’elles échouent. Une géographie qui inscrit les distances, distances des corps que l’on s’impose et que l’on impose, que l’on refuse ou que l’on se fait refuser.

 

Le duo d’artistes imagine des décors toujours habités de personnages. À Embrun, ils sont au nombre de neuf. Parmi eux, Gorbes, la dresseuse de chiens, Pascal Labourgue, le vendeur de pommes de terre ou encore Tristane, sa fille et magicienne. Ils se ressemblent, un mètre soixante de haut, têtes et pieds en bois, sculptés dans du cèdre, corps en tissu, du lin et ses tons entre blanc cassé et anthracite associés à un peu d’orange, rose et bleu. Ils partagent un même air absent, comme si tout se passait en dehors d’eux. Les yeux et la bouche, lieux des émotions, sont signifiés par un discret relief ou un creux délicat. Chez Angélique Aubrit et Ludovic Beillard, la place accordée aux choses suffit à l’incarnation. Les sentiments s’éprouvent, s’inventent aussi mais ne se représentent pas.

Quelques accessoires précisent par ailleurs le rôle joué par chacun.e, un chariot pour Bleue la chiffonnière, une flûte pour Christine Labourgue la musicienne ou encore des verres et bouteilles pour Eric Chales le vendeur de boissons. Iels sont le plus souvent en scène ou du moins en situation de tenter d’attirer les autres à elleux, de réduire les distances. C’est toujours cette histoire-là, ces va-et- vient entre les un.es et les autres, ces mouvements d’attraction et de répulsion, qu’Angélique Aubrit et Ludovic Beillard travaillent, étirent. Quand les personnages sont activés, dans le cadre de performances ou de films, leurs gestes lourds et encombrés semblent exécutés au ralenti. Chaque rapprochement ou éloignement s’éprouve dans une durée irréelle, comme suspendu dans une boucle temporelle.

Les neuf personnages du Sort des Labourgue sont installés dans un décor en papier kraft peint en marron (un marron plus foncé que celui du papier), une maquette reproduisant un quartier constitué de rues, d’impasses et de cinq maisons à échelle 1. On pense aux cartes démesurées de Borges qui recouvrent les territoires de l’Empire qu’elles sont censées représenter. En se fondant littéralement sur leur sujet, elles ne représentent plus rien. L’installation d’Angélique Aubrit et Ludovic Beillard laisse, elle, encore entrevoir, malgré sa dimension très largement immersive, le décor général. Il suffit de lever les yeux pour découvrir les voutes du centre d’art, les néons qui le traversent et ses fenêtres dépassant les fragiles cloisons de papier. La boite dans la boite sans que les frontières entre réel et divertissement soient aussi définies qu’elles le présupposent.

Il y a dans cette reconstitution grotesque d’un réel lui-même largement passé sous filtre, une tentative de dire qu’il n’y a pas qu’une manière d’être ou de faire. C’est dans cet esprit que les deux artistes ont accompagné durant plusieurs semaines les élèves de quatre classes des écoles primaires d’Embrun. À travers des ateliers de dessins, les enfants ont été invité.es à imaginer différents décors et attributs aux neuf personnages de l’exposition. Avec pour consignes simples : l’utilisation du crayon de bois comme seul outil, pas de couleurs et le partage systématique des dessins avec leurs camarades. Aucune réalisation n’est ainsi individuelle. Il fallait effacer la question de l’auteur tout en rendant manifeste les singularités de chacun.e.

En résulte un dessin animé présenté à l’entrée de l’exposition, dont le récit se réduit à des actions jouées en boucle comme si les personnages étaient des automates. L’enjeu une nouvelle fois ne réside pas dans le développement d’une narration mais dans son potentiel contenu dans les quelques gestes, signes esquissés. Une pudeur qui permet de ne figer aucune interprétation, aucun récit car le dessin-animé aussi bien que l’exposition laissent toute sa place au public comme protagoniste supplémentaire du clan des Labourgue.

Solenn Morel

1 Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, éditions Gallimard, 1977, p.26.

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